La magie de Kolo-Kolo

Kolo-Kolo était un puissant magicien.

De temps à autre, il disait à un de ces enfants (Fille Aînée par exemple) : "Va préparer le Lah-Bo".

Aussitôt, Fille Aînée courait jusqu'à la pièce mystérieuse, réservée à Kolo-Kolo seul, où il effectuait ses opérations magiques avec l'aide de l'un ou l'autre de ses enfants.

Elle plaçait la table le long du mur de droite, sur ses tréteaux, la recouvrait d'une peau huilée imperméable, et y déposait trois baquets, de mêmes tailles mais de couleurs différentes, un bleu, un vert et un blanc. Elle remplissait le dernier baquet d'eau de source limpide.

Puis elle vérifiait que la lucarne était soigneusement bouchée, que le lampion de soie rouge était prêt et sa réserve d'huile bien remplie, elle enlevait l'épais tissu de soie qui protégeait la lanterne magique, passait une robe d'apprentie et allait retrouver Kolo-Kolo : "Tout est prêt, vénérable père".

Alors Kolo-Kolo enfilait sa robe blanche de mage et allait au Lah-Bo.

Il prenait deux tonnelets dans un grand placard et emplissait les deux baquets restants de filtres étranges, à l'odeur nauséabonde. Il sortait aussi des coffrets en bois de cyprès, de plusieurs tailles et portant de mystérieuses inscriptions que lui seul comprenait : " Ruǎn ", " Yìng ", " Píngjūn ".

Puis il disait à Fille Aînée : "Ferme la porte". Aussitôt, Fille Aînée non seulement fermait la porte mais la bloquait à l'aide d'un solide verrou intérieur de fer forgé. 

Kolo-Kolo prenait un rouleau de fin papier de riz, tellement fin qu'il en était translucide , et étrangement marqué de noir et de gris. Il l'installait dans sa lanterne magique et disait : "Eteins la lampe". Fille Aînée soufflait la lampe à huile et regardait opérer Kolo-Kolo, muette d'admiration.

Kolo-Kolo allumait sa lanterne magique – par quel procédé, nul ne le sut jamais - , et une image apparaissait au pied de celle-ci, noire et blanche. Mais tout était anormal : la neige était noire, et les cheveux de l'adorable Balkis étaient blancs ! 

Peu importait à Kolo-Kolo. Il réfléchissait, déplaçait l'image, la faisait grandir ou diminuer, et marmonnait des formules magiques : " Yìng zhǐ… Shāo dà… Sì Miǎo… Liù Yěxǔ" (ce qui, dans notre chinois moderne, signifie : "papier dur… un peu plus grand… 4 secondes… peut-être 6…" et n'a aucun sens. Mais les formules magiques ne sont compréhensibles que pour les magiciens). 

Les formules prononcées, il éteignait la lanterne magique et faisait un simple signe. Aussitôt, Fille Aînée, qui savait ce qu'elle devait faire, allumait le lampion rouge. Alors Kolo-Kolo ouvrait l'un de ses coffrets, y prenait du bout des doigts une feuille de papier magique et le glissait sous la lanterne magique, la rallumait et comptait lentement : "Un… deux… trois…" Lui seul savait combien de temps compter.

Dès qu'il jugeait le temps nécessaire écoulé, il éteignait la lanterne magique, prenait la feuille (toujours du bout des doigts) et la tendait à Fille Aînée qui la plongeait aussitôt, à l'envers, dans le premier baquet. 

Au bout de quelques instants, elle retournait la feuille, sans la sortir du philtre, et regardait opérer la magie de Kolo-Kolo : peu à peu, du noir, du gris apparaissaient sur la feuille et s'organisaient en dessins : un visage apparaissait, se précisait… Les cheveux de Balhis devenaient noirs, cette fois, et la neige était blanche. Quand Fille Aînée jugeait le dessin assez net, elle touchait la manche de Kolo-Kolo, déjà occupé à préparer l'image suivante. Il jetait un bref coup d'œil, murmurait "Oui, c'est bon" ou "encore un peu". Si c'était "bon", Fille Aînée sortait l'image du premier baquet et le plongeait, à l'envers, dans le second baquet. Elle n'avait plus qu'à se rincer brièvement les doigts dans l'eau de source et à attraper la deuxième image, déjà ensorcelée par Kolo-Kolo.

Et ainsi de suite pendant plusieurs sabliers.

Les images, après un séjour dans le deuxième baquet, finissaient dans le troisième baquet. 

Quand Kolo-Kolo arrivait au bout de son rouleau de papier de riz, il poussait un soupir et disait : "ça suffit comme ça". Aussitôt, Fille Aînée rallumait la lampe à huile habituelle, éteignait le lampion rouge et tirait le verrou.

Puis Kolo-Kolo rangeait le rouleau, remettait dans le placard les coffrets en bois de cyprès, enlevait sa robe blanche de magicien et se penchait sur le troisième baquet pour examiner son œuvre, pendant que Fille Aînée emportait précautionneusement les deux autres baquets pour les vider dans la fosse, hors de portée des animaux ou des possibles imaginations de Troisième ou Quatrième Frère. 

Elle rinçait les baquets, les séchait et les remettait dans le placard, tandis que Kolo-Kolo emportait les précieuses images magiques, les plaçait dans une petite mare de pierre, au pied d'une source limpide qui coulait sans jamais s'arrêter, et les y laissait plusieurs heures. 

Venait alors la dernière partie de la magie. 

Kolo-Kolo avait fait fabriquer par le forgeron de son village une grande plaque de métal, aussi lisse et polie qu'un miroir et légèrement arrondie. Il y plaçait quelques images magiques, dessin tourné contre le métal, tendait par-dessus une pièce de coton épais tissé par l'adorable Balkis, et allumait en dessous, un petit, tout petit feu. Fille Aînée était parfois requise pour surveiller ce feu, qu'il fallait alimenter avec beaucoup de précaution : trop de chaleur et les images magiques brûlaient, pas assez et elles ne séchaient pas. 

Seul Kolo-Kolo savait combien de temps les images devaient rester en place. Il les enlevait, en mettait d'autres, et ainsi de suite, jusque tard dans la nuit parfois. Et il apportait les images magiques à l'adorable Balkis qui se réjouissait de s'y reconnaître ou d'y découvrir Fille Aînée, Fils Aîné, Deuxième Frère ou Troisième Frère, Quatrième Frère ou Chien Fidèle. 

Telle était la grande et puissante magie de Kolo-Kolo, qui faisait apparaître des images sur du papier avec un peu de lumière, deux philtres mystérieux et de l'eau.