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maman-en-retraite
9 janvier 2008

Juste une histoire

ouv_aLa Fille d'Ouvéa.

Nous étions en vacances pour une semaine à Ouvéa, l’une des îles proches de la Nouvelle-Calédonie, et nous logions en bord de mer, dans une case,nouvelle_caledonie_iles_loyaute_hotel_drehu_village_villa près d'une famille mélanésienne qui nous faisait partager sa vie quotidienne. C'était une case un peu aménagée, bien sûr, une case "pour touristes", mais bien dépaysant tout de même. Et nos journées se passaient en promenades en vélo, en longues séances de natation et de plongée et en repos délicieux.

Je remarquai vite que chaque soir, un peu avant le coucher du soleil, un jeune kanak d’uneSans_titre vingtaine d’années venait s’asseoir en face d’un énorme rocher, à deux ou trois cents mètres de notre case. Il restait là jusqu’à ce que le soleil disparaisse puis se relevait et s’en allait, lentement. Le rocher était noir, très haut, vaguement luisant par endroits, frappant sur cette plage de sable blanc; mon père, qui avait étudié quelque peu la géologie locale, m’expliqua : "C’est une variété de serpentine altérée. Bizarre de trouver ce type de roche ici, sur une île corallienne ! Un mouvement volcanique, probablement."

Le troisième soir, je m'approchai un peu. Non, je ne me trompais pas, le jeune homme parlait au rocher ! J'approchai encore mais au bruit de mes pas sur le sable, il se releva, me jeta un coup d'œil et partit en courant. Je revins jusqu'à notre case et me retournai : le jeune homme était à nouveau là, assis au même endroit.

Etonnée par ce comportement inhabituel, car les gens de Maré sont habituellement souriants, affables et facilement bavards, je décidai de me renseigner auprès de notre hôtesse, Ekiha, une charmante mélanésienne d'une quarantaine d'années, volubile et joyeuse. Dès que je lui parlai du rocher, elle se figea, et quand je lui demandai pourquoi ce jeune homme venait chaque soir, elle secoua la tête et se contenta de dire :

- "Ce rocher porte malheur ! Ne t'en approche jamais, surtout le soir ! Tu es trop jolie. Ne pense pas à tout ça, c'est sans intérêt.

- Mais… écoute, j'ai eu l'impression que ce garçon parlait au rocher ! Tu trouves ça normal ? Qu'est-ce qu'il a ? Il est fou ?

- Oui, il est fou, ça, c'est sûr. Mais n'approche pas du rocher, je te dis.

- Pourquoi ?

- Parce que. On ne sait jamais.

- Si tu ne veux pas m'expliquer, j'irai voir, justement. Après tout, si j'insiste, peut-être que le garçon m'expliquera."

Ekiha comprit qu'elle ne me convaincrait pas. Ma grand-mère me traite de mule, et elle a raison. J'étais encore à Maré pour quatre jours, et je m'étais juré de comprendre.

Alors Ekiha me prit par la main, me fit asseoir sur une natte devant sa case, alla chercher deux noix de coco entaillées, avec une paille dans chacune, et raconta, sans me regarder, les yeux fixés sur la mer et le soleil qui commençait à descendre.

- Il y a deux ans, deux sœurs, Naëla et Maïlou, passaient sur cette plage, matin et soir, pour se rendre à leur champ de taros, un peu plus bas sur la côte. Elles étaient toutes les deux jolies et gaies; l'aînée, Naëla, était fiancée à ce garçon qui vient devant le rocher et qui s'appelle Waïmalo. Son père est le chef de notre tribu, ils devaient se marier à la fin de l'été. Les deux filles s'arrêtaient souvent pour bavarder un peu avec moi, je les connaissais bien. Souvent aussi, le soir, je voyais Waïmalo qui allait à leur rencontre.

Un jour, Naëla est passée toute seule; elle m'a dit que Maïlou était malade et m'a demandé de prévenir Waïmalo qu'elle rentrerait un peu plus tard que de coutume, puisqu'elle avait plus de travail à faire.

J'ai prévenu Waïmalo, quand il est passé. Il est resté avec moi à bavarder, jusqu'au moment où nous avons aperçu Naëla, au loin, sur la plage. Le soleil était bas sur l'horizon, la petite silhouette de la fille se découpait, toute dorée. Waïmalo s'est levé pour aller à sa rencontre. Moi, j'avais le dîner à faire, je suis rentrée dans la case…

Et puis j'ai entendu crier, crier… Je suis ressortie, vite, vite… Waïmalo était sur la plage, tout seul, près du rocher. Il hurlait, gesticulait, tapait sur le rocher comme un fou.

On est allé le voir, mon mari et moi, et puis d'autres gens qui avaient entendu ses cris. On ne comprenait rien à ce qu'il racontait. Il tapait sur le rocher, il avait les mains et les bras pleins de sang. Il disait que quand le soleil avait disparu, le rocher avait grandi, qu'il avait avalé Naëla, qu'elle avait crié, qu'elle l'avait appelé, lui, Waïmalo, mais que lorsqu'il était arrivé au rocher, il n'y avait plus rien, juste le rocher.

Depuis, il vient là tous les soirs. Il répète qu'elle est là, prisonnière du rocher, et il attend que le rocher la lui rende. Il vient tous les soirs, même s'il pleut, même s'il y a de la tempête. Parfois, il parle au rocher, il le supplie. Le plus souvent, il parle à Naëla, il lui raconte ce qu'ils feront quand elle reviendra, qu'ils se marieront, qu'ils auront des enfants, qu'il l'attendra toujours, toujours… Il dit aussi qu'il entend Naëla pleurer, au coucher du soleil…

- Mais toi, Ekiha, qu'en penses-tu ? Qu'est-ce qui s'est passé vraiment ?

- Je ne sais pas. Sur le sable, il y avait les traces des pieds de Naëla jusqu'au rocher seulement. La police de la Grande Ile est venue, les policiers ont dit que c'était sûrement une grosse vague qui l'avait emportée et que Waïmalo avait eu une hallucination. Mais on n'a jamais retrouvé le corps de la petite…"

Je me suis approchée un peu, ce soir-là, sans faire de bruit pour ne pas déranger Waïmalo. Et c'est vrai que lorsque les derniers rayons du soleil se sont éteints, j'ai entendu quelque chose de bizarre, comme un sanglot d'enfant, loin, étouffé. C'était peut-être une vague sur les galets, plus loin, ou le frottement des palmes de cocotier dans le vent.

Mais il n'y avait ni vagues, ni vent. Et je ne suis pas retournée vers le rocher, les autres soirs.

DSCN1743

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