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maman-en-retraite
3 septembre 2014

Sarah Bernhardt et les taupins !

Valbenoite, 14 février 1909. 

Bien chers parents, laissez-moi d'abord vous remercier de cette surprise si aimable ; vous me gâtez bien, et cela m'a bien fait plaisir ; un gros merci à tous car je crois bien deviner que l'aide doit venir aussi de mes bonnes grand'mères. J'ai été bien surpris de recevoir ce paquet au lycée, moi qui n'attendais rien, et bien plus surpris encore de toutes les bonnes choses qu'il y avait dedans ; j'ai laissé ma boîte au lycée et je pourrai ainsi y faire de petites visites de temps en temps. D'ailleurs, vous savez, je n'ai pas encore tout à fait fini les pâtes de coing que j'avais emportées de Toulon ! Je fais durer le plaisir, j'en mange une ou deux chaque soir en me couchant. Enfin, vous êtes bien gentils !

Laissez-moi maintenant vous raconter l'événement important de la semaine : Sarah Bernhardt est venue vendredi jouer l'Aiglon et elle joue lundi les Bouffons. Moi, j'avais bien envie de voir jouer Sarah Bernhardt une fois avant qu'elle ne meure ! Seulement le prix des places était singulièrement augmenté ; sans parler de fauteuils, qui étaient à 15 F, les secondes étaient à 4 F et le poulailler à 2 F[1] ! Alors au lieu d'aller la voir jouer, nous avons fait mieux : c'est nous qui avons joué ! Parmi les externes, il y a beaucoup de nos camarades qui vont ainsi souvent au théâtre figurer ; naturellement, ils ne touchent pas la prime qu'on donne aux figurants ordinaires, aussi sont-ils vus d'un très bon œil par le chef de figuration qui empoche la galette à leur place ; aussi avait-il chargé ces camarades de lui recruter pour l'Aiglon une trentaine de jeunes gens ; nous avons appris cela au lycée et on a dressé une liste où je me suis fait inscrire ! Nous étions une douzaine du lycée et autant de l'Ecole des Mines. On devait donc se retrouver au théâtre à 7h 1/2 ; je suis sorti du lycée un quart d'heure avant 7 heures avec d'autres camarades et j'ai filé rapidement à Valbenoîte ; naturellement, j'avais parlé de cela la veille et l'avant-veille et demandé l'autorisation de cette petite fugue. On m'a donné la clé de l'allée et je me suis dépêché de trotter. J'ai rencontré quelques camarades en arrivant au théâtre : mais c'était déjà trop tard : les premiers arrivés étaient tous montés et on nous a déclaré qu'il y avait assez de figurants ! Nous étions très embêtés ; on a eu beau insister, rien n'y a fait. On a envoyé une boule de neige dans la fenêtre de la chambre d'habillement des figurants et on leur a demandé ce qu'il fallait faire ; mais eux, là-haut, une fois entrés, s'inquiétaient peu de nous et nous ont à peine répondu.

De plus en plus embêtés, on fait appeler le chef de figuration, d'ordinaire si gentil avec nous : il nous a dit qu'il regrettait beaucoup, qu'il ne pouvait rien faire puisque le théâtre était livré à Sarah, à sa troupe et ses régisseurs, et qu'il ne pouvait introduire personne de plus. Donc rien àç faire ! On est allé voir s'il restait des places au guichet ; point, naturellement, elles étaient prises depuis trois jours ! On s'est donc séparés et j'allais rentrer, bien vexé, quand j'eus l'idée de rentrer voir ce qu'il y avait dans une porte à gaucje du théâtre : cela correspondait à la bibliothèque et par une fente de porte, on apercevait vaguement la salle, mais c'était peu intéressant. Je redescends et j'avise dans un coin une petite porte fermée par une barre de fer ; je la soulève, je pousse la porte et je vois une sorte de petite cave avec un banc, un tambour, du charbon, etc. Ne voyant personne, j'entre et j'ouvre une autre porte et j'aperçois un tas de charpentes, d'échelles, de poutres… : j'étais sous la scène ! J'entends marcher et parler au-dessus : c'était commencé. Enfin, dans un coin, je trouve un petit escalier que je prends et je me trouve sur la scène même ! ! Je n'osais pas me montrer car je ne savais pas ce qu'on pourrait me dire ; il y avait là des tas de gens, machinistes, acteurs, régisseurs ; mais heureusement, j'aperçois quelques-uns des camarades qui étaient entrés avant nous pour figurer et qui étaient encore en civil : j'étais sauvé, j'attends un moment où tous regardent la scène et je me faufile au milieu d'eux, ça y était ! Dès lors, je suis resté avec eux et j'ai fait comme eux ; j'ai très bien vu la fin du premier acte, puis nous sommes allés nous habiller en soldats autrichiens : pantalons bleu ciel et vestes blanches à parements verts, grands shakos ! C'était relativement propre, heureusement ; d'ailleurs on est resté habillés par-dessous.

Nous avons vu tant bien que mal jouer l'Aiglon à travers les trous des décors : il y avait un vieux type qui nous bousculait et nous renvoyait tout le temps ; nous n'avons d'ailleurs figuré que trois minutes à la fin du cinquième acte.

 

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Il va bien, votre fils ! Le voilà sur les planches ! C'est égal, cela n'est plus du tout la même chose de voir une pièce à l'envers comme cela ; il y a un tas de choses laides, de petites mesquineries dont on ne se rend pas compte de la salle et qui gâtent un peu le plaisir. Sarah est bien laide ! Et elle paraît bien son âge[2] dans les coulisses ! Je ne trouve pas qu'elle m'est [sic] vraiment enchanté ; il me semble que sa réputation d'autrefois est pour beaucoup dans sa renommée. Il y a même des endroits où j'ai trouvé vraiment qu'elle récitait et quand elle cris, elle racle du gosier. Cela fait peut-être bien de la salle mais pas à côté. Je suis cependant bien content d'avoir pu assister à cette représentation ; ça a fini à minuit et quart car ils ont fait beaucoup de coupures, et je suis rentré avec le tram du théâtre. En somme, j'ai passé un bon moment intéressant, et pour rien !

Nous avons la neige depuis vendredi. Il en est tombé dans la nuit de jeudi à vendredi au moins 20 centimètres et sans que personne s'y attende : il n'y en a jamais eu autant?. On a fait passer le chasse-neige et les trams ne marchaient pas ce matin. Nous irons peut-être faire de la luge ce soir à Basses-Villes. Anthony n'ira pas car il a été malade ces jours-ci ainsi que Marcel Preynat. Edouard est tombé hier et s'est fait mal à l'épaule droite ; je pense que ce ne sera rien.

Mais je m'attarde à vous causer et j'ai du travail à finir ; je ne sais pas mes notes de colles, le censeur est malade et n'est pas venu samedi les lire.

La danse continue : on a fait la gavotte, le pas de la Duchesse et le quadrille valsé !

Je vous embrasse vite tous bien fort. Bons baisers de votre Paul.

 



[1] Soit 58€, 15,40€ et 7,70€.

[2] 65 ans.

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